Un amour de Swann : le roman de la jalousie
- Victoire Bonnet
- May 11, 2020
- 4 min read
"Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette ; elle le regarda fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui était habituelle, qu’elle savait convenable à ces moments-là et qu’elle faisait attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage, comme si une force invisible l’eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant qu’elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d’accourir, de reconnaître le rêve qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à sa réalisation, comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part du succès d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur ce visage d’Odette non encore possédée, ni même encore embrassée par lui, qu’il voyait pour la dernière fois, ce regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage qu’on va quitter pour toujours..."
Un amour de Swann a souvent été désigné comme « le roman de l’amour », ou encore « le roman de la jalousie ». Loin de se limiter à ces qualificatifs, l’ouvrage se distingue également par une excellente satire de la vanité sociale et de la médiocrité bourgeoise... Proust s’attache par ailleurs à y exprimer le lien entre arts et sentiments amoureux, parallèle qu’il développera tout au long de La Recherche.
Pour cette deuxième partie du Côté de chez Swann, Proust fait d’abord le choix d’une narration plus vive, et sans doute plus dramatique. Le lecteur est transporté quinze ans en arrière, plongé d’emblée dans le passé d’un personnage qui lui est aussitôt familier : Charles Swann. Il s’agit d’un ami de la famille du narrateur, régulièrement évoqué par ce dernier au cours de la première partie du roman.
Swann a pour habitude de fréquenter le salon de Madame Verdurin. Si cette bourgeoise prétentieuse n’est guère appréciée par son entourage, elle est toutefois parvenue à s’assurer un « petit groupe » de fidèles, un « petit clan » admirant la fortune de leur hôtesse et se réunissant pour parler d’art. Le jeune homme se joint à eux moins pour le plaisir de leur compagnie, que dans l’espoir de retrouver Odette de Crécy, amie proche de Madame Verdurin dont il est tombé amoureux... Ces réunions donnent lieu à une satire féroce des contemporains bourgeois de Proust, qui a pu faire l’expérience d’une semblable vie mondaine. L’auteur dénonce la frivolité de telles relations, cultivées dans le seul but d’une ascension sociale. A travers le portrait ridicule de Madame Verdurin, il caricature le mauvais goût et l’ignorance régnant dans les salons parisiens de son époque.
Revenons maintenant au titre de l’ouvrage. « Un amour de Swann »... Lorsque Charles Swann rencontre Odette, il est pourtant difficile d’imaginer qu’il va succomber à son charme. Elle lui apparaît « d’un genre de beauté (...) qui ne lui inspir(e) aucun désir, lui caus(e) même une sorte de répulsion physique ». Ce ne sont pas non plus les qualités morales de la jeune femme qui feront naître la passion de Swann ; il ne les connaît que très peu. Non, à l’origine de son amour se trouve en réalité un sentiment bien plus tragique : une jalousie dévorante, qui se convertit rapidement en un irrésistible désir de possession. En effet, « Swann avait souvent pensé qu'Odette n'était à aucun degré remarquable, mais depuis qu'il s'était aperçu qu'à beaucoup d'hommes Odette semblait une femme ravissante et désirable, le charme qu'avait pour eux son corps avait éveillé en lui un besoin douloureux ».Pour Charles Swann, la jalousie ne naît donc pas avec l’amour, elle en est finalement le fondement premier.
La jalousie de Swann se transforme inévitablement en obsession. Il la décrit lui-même comme une force extérieure à son corps, une maladie qui le pousserait à « chercher la vérité » d’Odette devenue dans son esprit un « manuscrit », précieux et inaccessible. L’amour du jeune homme n’est plus qu’une construction mentale, toute tendresse se change en angoisse perpétuelle à l’idée que son amante le trompe : « comme maintenant le charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours »... Craignant de la perdre, il se ridiculise et provoque sa propre chute – Odette ne supportant pas les hommes jaloux, elle finit par réellement le tromper.

Cependant, l’amour de Swann n’est pas uniquement né d’un sentiment de jalousie ; il est aussi probablement lié à son attrait pour l’art pictural. Peu après leur première rencontre, Swann retrouve en effet chez Odette les traits de Zephora, personnage biblique figurant sur une toile de Botticelli... (voir ci-dessus)
Les deux amants partagent en outre une sensibilité musicale. Ils affectionnent particulièrement une « petite phrase » jouée au piano, entendue pour la première fois lors d’un dîner chez Madame Verdurin. Cette « petite phrase », qui sera toujours désignée comme telle par le couple, est issue de la sonate de Vinteuil et devient « l’air national de leur amour », pour reprendre l’expression de Proust. L’auteur prend plaisir à exprimer sa perspective intime de la musique, qui est selon lui « l’art le plus subtil, le plus universel ». Mais « la petite phrase » n’est, en définitive, qu’une autre construction mentale de Swann qui cherche dans ces quelques notes la perfection qu’il ne pourra jamais atteindre en amour...
Quant à Odette, elle reste aux yeux du lecteur un personnage mystérieux, voire mythique, reflétant sans doute la vision subjective qu’en a le narrateur dans la troisième et dernière partie du Côté de chez Swann– mais vous en jugerez par vous-même. N’attendez plus et plongez-vous dans cette « amitié pure et calme qu’est la lecture », comme le disait si bien Proust.
Comments