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Proust et "l'art de l'homme"

  • Writer: Victoire Bonnet
    Victoire Bonnet
  • Aug 16, 2019
  • 9 min read

Updated: Nov 22, 2019

Vous l'avez immédiatement associé à l'ennui que représentent pour vous ses longues phrases, sans même chercher à en connaître le contenu. Vous avez menti au cours d'un dîner mondain, puis à vos élèves, en prétendant l'avoir "lu, oui, il y a longtemps". Mais vous redoutez toujours, sur votre étagère, ces terrifiants volumes qui vous imposent leur jugement silencieux.

Et pourtant...

"Le génie, même le grand talent, vient moins d'éléments intellectuels et d'affinement social supérieurs à ceux d'autrui, que de la faculté de les transformer, de les transposer. Pour faire chauffer un liquide avec une lampe électrique, il ne s'agit pas d'avoir la plus forte lampe possible, mais une dont le courant puisse cesser d'éclairer, être dérivé et donner, au lieu de lumière, de la chaleur. Pour se promener dans les airs, il n'est pas nécessaire d'avoir l'automobile la plus puissante, mais une automobile qui, ne continuant pas de courir à terre et coupant d'une verticale la ligne qu'elle suivait, soit capable de convertir en force ascensionnelle sa vitesse horizontale. De même ceux qui produisent des oeuvres géniales ne sont pas ceux qui vivent dans le milieu le plus délicat, qui ont la conversation la plus brillante, la culture la plus étendue, mais ceux qui ont le pouvoir, cessant brusquement de vivre pour eux-mêmes, de rendre leur personnalité pareille à un miroir, de telle sorte que leur vie si médiocre d'ailleurs qu'elle pouvait être mondialement et même, dans un certain sens, intellectuellement parlant, s'y reflète, le génie consistant dans le pouvoir réfléchissant et non dans la qualité intrinsèque du spectacle reflété."


Ce "pouvoir réfléchissant" est sans doute l'un des meilleurs atouts de Proust : au travers d'une série de souvenirs en apparence décousus, l'auteur parvient à saisir l'essence de son époque et traduit avec justesse ce qu'il appelle "l'art de l'homme".


"Quelquefois je me reprochais de prendre ainsi plaisir à considérer mon ami comme une oeuvre d'art, c'est-à-dire à regarder le jeu de toutes les parties de son être comme harmonieusement réglé" (À l'ombre des jeunes filles en fleurs, 1918)

À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU - I) DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN


J'ai fait la découverte de ce roman par hasard, au détour d'un rayon poussiéreux. Curiosité ou esprit de provocation ? Quoi qu'il en soit, j'ai décidé de lui donner une chance et de me pencher sur son célèbre incipit : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure." ("qui dans l'inculte République des morceaux choisis, demeure la seule phrase mémorisée par les non-proustiens" ironise Jean-Paul Enthoven, et il n'a pas tort)...


"Je ne sais pas si je suis bouché à l'émeri, mais je ne comprends pas l'intérêt qu'il peut y avoir à lire trente pages sur la façon dont un Monsieur se retourne dans son lit avant de s'endormir" avance Humblot, directeur d'une maison d'édition convoitée par Proust.

J'ai donc parcouru les premières pages entre deux cours. Le narrateur, effectivement sur le point de sombrer dans un profond sommeil - un sommeil propice au souvenir - y évoque les différentes chambres à coucher qui ont marqué son existence. Celle de Combray en particulier, s'accompagne d'impressions. De sentiments...

Proust s'efforce perpétuellement de trouver une réponse à sa mémoire involontaire. L'odeur, le goût, le toucher sont autant de sens qui nous rappellent à des instants lointains. L'auteur prend conscience de cette puissance ; et pour lui laisser toute sa place, il a l'idée - surprenante au premier abord - d'effacer entièrement l'identité du narrateur. Ce dernier n'existera plus que par ses souvenirs.


Un narrateur ainsi bien mystérieux, mais dont l'humour indéniable a rapidement su me charmer. De sa tante Léonie, veuve hypocondriaque qui ne quitte pas son lit ("Dieu soit loué ! nous n'avons comme tracas que la fille de cuisine qui accouche ! Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu'il voulait me faire faire une promenade tous les jours !") à Françoise, brave domestique au fond ("on distinguait sur son visage l'amour désintéressé de l'humanité, le respect attendri pour les hautes classes qu'exaltait dans les meilleures régions de son coeur l'espoir des étrennes") en passant par d'étranges voisins et le petit club des Verdurin, Proust dépeint férocement la société qui l'entoure.

"De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s’égayait de leurs « fumisteries », mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux,—et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité

—, elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité." (Du côté de chez Swann, partie 2, 1913)

*Portrait de Mme Georges Aubernon (modèle de Mme Verdurin)


Son état de santé fragile (il souffre d'asthme sévère) condamne Proust à une certaine passivité. Il garde un souvenir impérissable de ses brefs séjours à la campagne, nostalgiquement amoureux d'une nature qui le mettait en danger... En grandissant, il tire de ses années d'enfermement une critique acerbe concernant les milieux qu'il fréquente et qu'il a eu tout le loisir d'observer.


Si néanmoins la tentation d'abandonner votre lecture s'avère irrépressible (et que vous vous fichez éperdument des souvenirs d'enfance de Proust) sachez que pour ce premier tome, l'auteur n'a créé qu'une structure globale : trois grandes parties, sans aucun chapitre. Or, bien qu'appartenant au même univers, ces trois parties scindent le roman de façon distincte et peuvent être lues indépendamment les unes des autres. Suivez donc mon conseil et ne refermez pas le livre avant d'avoir achevé sa deuxième partie : "Un amour de Swann". Elle délivre une fine analyse de la passion amoureuse. Vous y découvrirez une jolie expression ("faire catleya")... Et vous pourrez sans doute vous reconnaître dans l'expérience du pauvre Charles Swann (« Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »).


La troisième partie enfin, traite des rêves de voyage et des amours naissantes de notre mystérieux narrateur (qui, il faut se l'avouer, n'est qu'un grand naïf aux idées pourtant bien arrêtées). Sa chère Gilberte, qu'il rencontre chaque semaine aux Champs-Elysées, n'est autre que la fille du couple Swann.

Le récit attendrissant d'un premier amour, celui d'un garçon maigrelet et asthmatique en adoration devant le fruit d'une cocotte et d'un petit bourgeois...


"J’étais si amoureux de Gilberte que si sur le chemin j’apercevais leur vieux maître d’hôtel promenant un chien, l’émotion m’obligeait à m’arrêter, j’attachais sur ses favoris blancs des regards pleins de passion. Françoise me disait :

— Qu’est-ce que vous avez ?" (Du côté de chez Swann, partie 3, 1913)


"Et il y eut un jour aussi où elle me dit : « Vous savez, vous pouvez m’appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous appellerai par votre nom de baptême. C’est trop gênant. » Pourtant elle continua encore un moment à se contenter de me dire « vous », et comme je le lui faisais remarquer, elle sourit, et composant, construisant une phrase comme celles qui dans les grammaires étrangères n’ont d’autre but que de nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom. Et me souvenant plus tard de ce que j’avais senti alors, j’y ai démêlé l’impression d’avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi-même, nu, sans plus aucune des modalités sociales qui appartenaient aussi, soit à ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à mes parents, et dont ses lèvres — en l’effort qu’elle faisait, un peu comme son père, pour articuler les mots qu’elle voulait mettre en valeur — eurent l’air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au même degré nouveau d’intimité que prenait sa parole, m’atteignait aussi plus directement, non sans témoigner la conscience, le plaisir et jusque la gratitude qu’il en avait, en se faisant accompagner d’un sourire." (Du côté de chez Swann, partie 3, 1913)

À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU - II) À L'OMBRE DES JEUNES FILLES EN FLEURS


"Ces jeunes filles, tiges de rose dont le principal charme était de se détacher sur la mer"...


Pour cette oeuvre, Proust recevra le prix Goncourt (à six voix contre quatre pour Les Croix de bois de Roland Dorgelès). Je crois pour ma part qu'il le méritait dès son premier tome, et certainement pour chacun des suivants... Ce n'est donc pas à mon sens le meilleur roman de Proust.

Mais c'est au terme de ce roman qui l'aura vu grandir que notre narrateur va, sans le savoir, rencontrer l'amour de sa vie. Le livre permet également au lecteur de comprendre, et mesurer toute l'ampleur de l'affection que le jeune homme porte à sa grand-mère (puisqu'il va malheureusement subir sa perte à la fin du Côté de Guermantes).


Du côté de chez Swann nous laisse, d'une certaine manière, sur notre faim. Si, comme moi, vous teniez à savoir ce que devint Gilberte, le premier amour du narrateur, il faudra donc vous plonger dans la première partie du second tome... En voici un petit avant-goût :

"Je revins à la maison. Je venais de vivre le 1er janvier des hommes vieux qui diffèrent ce jour-là des jeunes, non parce qu'on ne leur donne plus d'étrennes, mais parce qu'ils ne croient plus au nouvel An. Des étrennes j'en avais reçu mais non pas les seules qui m'eussent fait plaisir et qui eussent été un mot de Gilberte. J'étais pourtant jeune encore tout de même puisque j'avais pu lui en écrire un par lequel j'espérais en lui disant les rêves solitaires de ma tendresse en éveiller de pareils en elle. La tristesse des hommes qui ont vieilli c'est de ne même pas songer à écrire de telles lettres dont ils ont appris l'inefficacité."

À la fois triste et amusante, cette histoire d'amour restera sans doute - avec "Un amour de Swann" - mon meilleur souvenir de Proust. Je ne voudrais pas risquer de vous en révéler la fin, c'est pourquoi je ne m'attarderai pas sur le reste du roman. Je vous dirai simplement qu'il est axé autour des vacances du narrateur (plus précisément son séjour à Balbec)...

Proust / Hardy


J'ai récemment noté un parallèle intéressant entre l'oeuvre de Proust et celle d'un écrivain britannique, Thomas Hardy.

"Une très belle chose qui ressemble malheureusement un tout petit peu (en mille fois mieux) à ce que je fais..." admet d'ailleurs Proust à propos de La Bien-aimée, roman publié en 1897.

C'est un livre relativement court (200 pages au format poche) que je vous conseille.


Tout commence à partir d'une idée étrange, qui germe dans l'esprit de Jocelyn (protagoniste de la Bien-Aimée) : cette idée le conduit à croire qu'il existe une sorte de déesse dont les différentes incarnations humaines, toutes éphémères, provoquent chez lui le coup de foudre amoureux. C'est la définition d'un homme volage, en somme... D'où le retournement de situation à la fois tragique et amusant que vous découvrirez à la fin du roman !

Afin de terminer sur une note artistique, je vous dirai que Proust n'a pas seulement effectué un travail sur le souvenir, mais aussi sur la musique et la peinture. Après l'avoir lu, vous serez sans doute curieux d'écouter la fameuse "petite phrase" de la sonate de Vinteuil...

Et qui sait, peut-être aurez-vous envie d'aller contempler les plages de Cabourg (Balbec), peintes par un ami du narrateur, en rêvant aux "jeunes filles en fleurs"...


" - Regardez comme ces rochers puissamment et délicatement découpés font penser à une cathédrale.

En effet, on eût dit d'immenses arceaux roses. Mais peints par un jour torride, ils semblaient réduits en poussière, volatilisés par la chaleur, laquelle avait à demi bu la mer, presque passée, dans toute l'étendue de la toile, à l'état gazeux. Dans ce jour où la lumière avait comme détruit la réalité, celle-ci était concentrée dans des créatures sombres et transparentes qui par contraste donnaient une impression de vie plus saisissante, plus proche : les ombres.

Altérées de fraîcheur, la plupart désertant le large enflammé s'étaient réfugiées au pied des rochers, à l'abri du soleil ; d'autres nageant lentement sur les eaux comme des dauphins s'attachaient aux flancs de barques en promenade dont elles élargissaient la coque, sur l'eau pâle, de leur corps verni et bleu."




1 Comment


l.bsymbolique
Sep 13, 2019

Vous m'avez convaincu à redonner une chance aux longues phrases descriptives poussiéreuses mais si belles de Proust. Je vais de ce pas lire Ma bien aimée ! (on va commencer doucement quand même...)

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