"Faire de la souffrance une valeur !"
- Victoire Bonnet
- Nov 19, 2019
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Le Sang noir - Louis Guilloux (1935)

"Dans la pluie qui ne cessait pas, des lampes jetaient sur le quai de grandes lueurs jaunes où apparaissaient et disparaissaient de confuses silhouettes, courant de tous côtés, et la menaçante clameur était faite de leurs cris, du martèlement de leurs pieds sur le bitume, du choc des casques jetés avec haine contre le train, de l'éclatement des vitres qu'ils brisaient à coups de pieds.
- A mort Poincaré ! A mort Ribot ! La paix ! La paix ! On n'en veut plus ! Finie la guerre ! Vive la Russie !
Cripure contemplait."
La souffrance résonne au coeur du roman de Guilloux. Souffrance physique incarnée par la menace du front ; souffrance morale d'une société divisée, endeuillée, hypocrite. C'est à travers elle que l'auteur entreprend une reconstruction très balzacienne de son époque (à ceci près, rassurez-vous, qu'il n'abuse pas des longues descriptions qui ont rendu célèbre son modèle...). L'oeuvre est constituée d'une collection d'histoires poignantes qui s'entrecroisent et s'articulent autour d'un fil conducteur : la vie de Cripure, vieux professeur de philosophie profondément pacifiste.
J'ai dans un premier temps été déconcertée par la rhétorique de Guilloux : jouant sur l'alternance de langages très différents, il n'hésite pas à varier les tons et parvient à traduire le véritable parler de ses contemporains. Un style cru, dépourvu d'ornements, préférant la suggestion à l'appesantissement ; simple, tout en restant efficace. Il est rare que je sois aussi dépaysée par mes lectures, mais celle-ci m'a réellement transportée dans l'atmosphère même d'un autre siècle.
Pour ce qui est des protagonistes, l'auteur développe avec une profondeur insoupçonnée le caractère pacifiste de Cripure, sans pour autant le priver d'une dimension satirique. L'humour féroce de Guilloux se retrouve d'ailleurs tout au long du roman, passant par la caricature qui n'épargne aucun personnage... Il est présent jusque dans les scènes les plus tragiques.
Avec ce roman, j'ai découvert un point de vue unique sur la société de l'arrière telle qu'elle pouvait exister en 1914. Louis Aragon, grand ami de l'auteur, estimait que Cripure était "nécessaire à la compréhension de l'homme d'aujourd'hui, une arme pour l'homme de demain contre l'homme d'hier"... Lycéen à Saint-Brieuc, il semblerait que Guilloux ait créé le personnage en s'inspirant de son propre professeur de philosophie, Georges Palante - enseignant infiniment admiré par Camus. L'auteur lui-même avoue avoir été pris d'"une certaine obsession" pour la vie romanesque de Palante, qui a influencé l'intrigue de manière déterminante.
Mais puisque les grands classiques parlent d'eux-mêmes, voici une petite sélection d'extraits qui vous donneront un avant goût de l'oeuvre... Et des idées pour vos copies !
Les gueules cassées
" L'homme tourna la tête : il était entièrement défiguré.
(...)
- Monsieur Merlin ! Vous ne me reconnaissez pas ? Pas étonnant. J'étais pas comme ça la dernière fois que je vous ai vu.
Il se nomma :
- Matrod.
- Non ! murmura Cripure. Non ! Ce n'est pas possible. Toi !
Le fils d'un de ses locataires. On lui avait bien dit qu'il avait été blessé, mais... Il se pencha. Pas facile d'entendre ce que disait Matrod dans ce tumulte.
- ...que c'est un pavé qui m'a fait ça...projeté...par un obus...et ils m'y renvoient et ça va faire la...
Ses paroles furent noyées dans le vacarme. A l'intérieur, il devait y avoir une bagarre en cours, les bruits n'étaient plus les mêmes.
- ...cinquième fois.
La main de Cripure se crispa sur l'épaule de Matrod. Il eut un mot de pitié, quelque chose comme : "pauvre petit...". Mais l'autre se retourna tout entier :
- De quoi ?
Cette fois, il avait crié assez fort pour se faire entendre.
- Sans blague ? Des hommes comme vous... qui nous ont laissé tomber...
Empoignant Cripure par le col de sa peau de bique, comme prêt à le secouer, il le regarda droit dans les yeux :
- Je me fous de votre pitié, vous entendez.
Et, se taillant un chemin dans la foule à coups d'épaule, Matrod disparut en hurlant:
- On n'est plus des hommes ! On n'a plus le droit de rien. Tous des vaches ! C'est tous des vaches, les copains !"
Le rapport des Poilus aux officiers
Quand le train se mit en marche, une bordée de sifflets jaillit. Les hommes penchés aux portières criaient : "Nous reviendrons !"
L'un d'eux saisit au passage la main d'un officier.
A la grande surprise de l'officier, l'homme ne lâcha pas son étreinte.
- Eh bien ? Qu'est-ce que vous faites ? Lâchez-moi, voyons !
Le train roulait. L'officier se mit à courir.
- Lâchez-moi !
- Tu ne veux pas venir avec nous ?
- Vous êtes fou, voyons. Lâchez-moi.
- Viens avec nous, va.
L'homme sourit.
Partout aux portières, on se penchait. Certains rigolaient. D'autres poussaient des cris.
- Tiens bon !
- Lâche-le pas, surtout !
(...)
Le train prenait de la vitesse. Sur le quai, un employé sifflait à tue-tête. Assourdi par les clameurs, le mécanicien n'entendait rien et roulait toujours. L'officier courait maintenant de toutes ses forces, les yeux hors de la tête, fou de terreur.
- Foutu ! Même s'il le lâche, i roule sous l'dur.
- Tue-le !
- Mais non...Monte-le à bord.
L'homme enfin lâcha sa prise et une immense clameur retentit. Rebondissant contre le train, l'officier fit deux ou trois tours sur lui-même, roula par terre, sur le quai, resta immobile.
Les poilus se penchaient pour mieux voir. L'un d'eux cracha :
- Fumier !
Claire apprend que son fils de 19 ans va être exécuté pour désertion
"Il ne dit plus rien. Elle avait compris. Ses yeux se fermèrent. Elle pâlit d'un coup, de cette pâleur surnaturelle des femmes après l'accouchement. Il vit sous ses yeux s'opérer cette transformation du visage vers une beauté absolument pure, comme transparente : le visage qu'elle devait avoir dans l'amour et sûrement dans la mort. Quant à son propre visage à lui, il le sentait durcir, raidir dans le haut des joues, grimacer. Claire avait refermé ses deux mains sur son sac, et ses doigts s'étaient noués. Il se pencha vers elle, prêt à recevoir dans ses bras ce corps défaillant. Mais elle luttait de toutes ses forces, comme pour remonter du fond des eaux jusqu'à la lumière du jour, non plus par amour de la lumière : parce qu'au-delà de la douleur, il y avait encore quelque chose à atteindre. Cette horreur devait être surmontée, la révélation épouvantable non que les enfants peuvent mourir mais qu'on peut les livrer aux bourreaux."
Le pacifisme de Cripure, professeur de philosophie (surnommé ainsi en référence à la célèbre "Critique de la Raison pure" de Kant)
"Faire de la souffrance une valeur ! Bobard mortel, savamment cultivé par de pauvres types tous fous d'orgueil, qui tous écrivent pour prouver qu'ils sont plus intelligents que les autres, qu'ils ont plus d'âme, qu'ils ont plus et mieux souffert que le commun des croquants, comme si cela avait une importance quelconque ! Ah, là, là ! Depuis qu'il y a des hommes, et qui pensent, ou font semblant, ce qui est kif kif..."
Il s'exclama doucement, dans son mouchoir. "Cette vie, tout de même !" Et il vida son verre, d'un trait.
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